L'écho lointain d'un souvenir a allumé en lui une alerte « presque inconsciente ». « Quand j'ai pris ici, en 2008, mes fonctions de président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, j'ai été saisi d'un petit doute lorsque le responsable financier m'a annoncé : "La gestion de la dette du département est à un taux remarquablement bas." C'était presque suspect », raconte Claude Bartolone dans son bureau de Bobigny. « M'est alors revenue en mémoire une visite de Dexia en 2001, lorsque j'étais à la mairie du Pré-Saint-Gervais, qui m'avait proposé un réaménagement de la dette de ma commune. C'était attractif mais je n'y comprenais rien, j'ai donc refusé. »
Quelques années plus tard, l'élu prudent est rattrapé par l'histoire. Et, surtout, par la gestion communiste qui l'a précédé.
Le staff de Claude Bartolone en fait aujourd'hui concrètement l'amère expérience. Le 24 janvier, la mécanique infernale de la toxicité s'est mise en route. Le taux d'intérêt sur un prêt de 10 millions d'euros est brutalement passé de 1,42 % à 24 %, générant un surcoût pour cette année de 1,5 million d'euros. Et les 63 contrats « à structure » souscrits par l'équipe précédente sur de longues années font craindre le pire. « La perte potentielle maximale est actuellement estimée à 280 millions d'euros, soit près du tiers de notre stock de dettes », explique Jean-Luc Porcedo, directeur de cabinet de Claude Bartolone. « Cela fait environ 30 millions d'euros par an, soit le coût de la construction d'un collège », regrette le patron du département. Ce qui tombe mal. Le plan « 21 collèges pour le XXI e siècle » projette la construction de 6 établissements en cinq ans... « En 2008, on savait que l'endettement du département était maximal, mais je n'aurais jamais imaginé cela », ajoute-t-il. Si on n'en est pas arrivé au cas de figure du comté d'Orange, en Californie, dont la faillite retentissante, après avoir investi dans des produits exotiques liés aux taux d'intérêt, a fait le tour du monde en décembre 1994, ce département à la population si fragile n'échappera pas à un douloureux tour de vis. « Nos dépenses sociales explosent et représentent déjà 1 milliard d'euros sur 1,6 milliard de budget annuel, dans lequel plus de 80 % des dépenses sont obligatoires. Notre budget d'investissement n'est que de 200 millions, et nous sommes tenu à 40 millions d'autofinancement minimum. Nous n'avons aucune marge de manoeuvre. Nous en sommes à 10 millions près pour boucler notre budget », indique Philippe Yvin, directeur général des services de Seine-Saint-Denis.
Des milliers de collectivités concernées
Coincé, le conseil général a donc décidé d'attaquer trois banques en justice pour faire annuler 5 contrats. Une première. Dexia, Crédit Agricole-CIB (ex-Calyon) et l'irlando-allemand Depfa Bank, parmi la dizaine de banques créancières, viennent de recevoir leurs assignations. « Et ce n'est qu'un début ! », affirme-t-on à Bobigny. Son angle d'attaque : des produits trop complexes pour être compris par le souscripteur et un défaut de conseil de la part des banques envers la présidence communiste. A preuve, « sur certains prêts, la charge d'intérêt aurait été deux fois moindre avec un simple emprunt en Euribor ! », tempête Claude Bartolone.
En attaquant, l'élu socialiste met d'abord la pression sur les banques pour tenter d'arracher une transaction. « Il négocie en coulisse, car il y a des choses dans les dossiers », affirme un avocat. Pour l'heure, les prêteurs sont intraitables. « Pour sortir d'un prêt de 84,5 millions d'euros, l'indemnité à leur payer est de 59 millions ! », s'énerve Philippe Yvin. L'objectif est également de faire jurisprudence, car « les emprunts toxiques des collectivités locales sont en passe de devenir un gros problème récurrent national », explique un expert financier du secteur. Leur montant global est évalué - avec beaucoup de prudence -entre 12 et 15 milliards d'euros sur 120 milliards d'endettement global, et le nombre de leurs victimes ne cesse de croître. Une vraie liste à la Prévert : si le « 9-3 » et la mairie de Saint-Etienne sont à l'avant-garde du combat, on cite aussi les communes de Saint-Maur ou de Ploeren, dans le Morbihan, l'hôpital d'Ajaccio, le port du Havre, le service départemental des pompiers de l'Ain... Des milliers de communes seraient touchées - et notamment des petites -, tout comme 18 régions, 62 départements, des centaines d'hôpitaux et largement plus de 100 sociétés d'HLM. « Les banques ont ratissé large », ironise un expert, qui s'insurge qu'elles aient même souvent « refourgué des prêts sur trente-cinq ans ». Difficile d'établir un tableau exhaustif toutefois, faute de remontées : « Il est difficile de faire la publicité de ses propres erreurs, surtout quand les mêmes équipes sont encore en place », ironise-t-on à l'Association des maires de France.
Tout commence par le meilleur...
Mais pourquoi donc avoir foncé tête baissée dans des formules aussi hasardeuses ? Parce qu'elles sont un rien perverses : tout commence par le meilleur, le pire n'arrivant - éventuellement -que plus tard. L'option sur indices combinée au prêt « fonctionne comme une assurance à rebours », explique l'avocat Michel Klopfer : « La banque verse une prime abaissant artificiellement le taux d'intérêt du prêt au cours des deux ou trois premières années. C'est la période de "tarte aux fraises" durant laquelle la collectivité locale paie des intérêts à un taux inférieur au marché. » On entre ensuite, et pour le reste de la vie du prêt, dans la zone de tous les dangers, car c'est la collectivité qui porte le risque en cas d'évolution défavorable des marchés, « et ce sans aucun plafond ». « Avec la fin de la période de taux bonifié, le 24 janvier, on est entré dans le dur, confirme Philippe Yvin. Notre emprunt est désormais soumis aux aléas de la variation de cours entre le dollar et le franc suisse, et on peut passer d'un coefficient de 1 à 10 en termes de remboursement. » D'autres vont suivre en 2011 et 2012, qui « dépendront eux aussi des décisions monétaires de la Fed américaine ou de la Banque centrale européenne », soupire Claude Bartolone.
La crise financière mondiale et ses bouleversements sont, de fait, passés par là et, à l'heure des comptes, des procès d'intention et des recours judiciaires, chacun pointe les responsabilités. Celle des clients, d'abord. Ces taux à 0,5 % ou 1 %, contre 3 % - 3,5 % sur le marché, ont fasciné les trésoriers des collectivités locales. Ils ont été crédules. « Il était facile pour les banques de les convaincre qu'ils allaient passer pour des génies de la finance aux yeux de leurs élus. Les collectivités empruntaient pour une charge d'intérêt égale et pouvaient construire leurs ronds-points sans augmenter les impôts. Elles découvraient la "nouvelle finance" en pensant que les banques allaient gérer tous les risques. Pour les gestionnaires, c'était une drogue douce. Ils y sont allés à fond, et en klaxonnant ! », explique une vieille routière des finances publiques.
Celle des banques, ensuite. Elles renvoient les collectivités locales à leurs « effectifs importants » et à une « chaîne de décision et de délibération » synonymes de ressources en termes d'appréciation des risques, tout en leur rappelant « qu'elles ont payé durant des années des taux d'intérêt ridicules ». Mais elles n'échappent pas au pilori. A l'époque, le marché débordait de liquidités et était devenu peu rentable. C'est à ce moment qu'elles ont adopté une « démarche industrielle » pour attaquer les collectivités locales avec ces produits opaques associés à de juteuses commissions de gestion, résume un financier. Parmi elles, Dexia - 40 % environ du marché des collectivités locales et dont l'Etat français est l'actionnaire principal -est certainement la plus visée. Héritière directe de la Caisse des Dépôts et du Crédit Local de France, son image très « secteur public » a visiblement contribué à nourrir la confiance de ses clients face à une complexité qu'ils ne maîtrisaient pas, témoignent nombre d'entre eux.
L'Etat mal à l'aise sur la question
L'Etat, enfin, n'est pas épargné pour sa mollesse sur ce front. Peut-être parce que, comme l'indiquait le gouvernement en réponse aux critiques de la Cour des comptes sur ce sujet dans son rapport général 2009, l'endettement local est « largement disséminé » et ne représente qu'un « risque globalement diffus » et en tout cas pas « systémique ». « Nous suivons cette question avec beaucoup d'attention », insiste Philippe Richert, le ministre des Collectivités territoriales, mais les ministères se retranchent vite derrière la « libre administration » accordée par la loi de décentralisation de 1982, et le respect de contrats d'ordre « privé ». Même des professionnels de la finance s'étonnent que l'Autorité des marchés financiers (AMF) ne se soit jamais autosaisie de la question. « Actionnaire important de Dexia, l'Etat a longtemps fait le choix de fermer les yeux. Mais, après 2008, cela n'était plus possible », souligne-t-on du côté de l'Association des maires de grandes villes de France.
Les Finances et l'Intérieur ont donc confié à l'inspecteur général des Finances, Eric Gissler, la mise au point d'une charte de bonne conduite entre banques et collectivités territoriales, publiée en décembre 2009, et une circulaire de juin 2010 impose désormais davantage de transparence sur ces opérations. « C'est un peu tard, ironisent des élus, car ce n'est plus le sujet : ce modèle économique s'est écroulé ! » Pour tous, le problème est le stock de dettes. Le Parti socialiste a monté un groupe de travail sur une société de défaisance, à l'américaine, pour y isoler ces dettes toxiques, à laquelle l'Etat apporterait évidemment son financement. Mais pour le moment, du côté de Bercy, « c'est silence radio ! ». Ces emprunts sont décidément toxiques pour tout le monde.
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